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DU•••TEMPS

Les femmes ont été des pionnières dans les sciences informatiques – à ses débuts aux États-Unis, la programmation informatique était considérée comme un « travail de femmes », et ce sont précisément ces perspectives et ces approches « différentes » qui se sont avérées indispensables au développement des technologies que nous utilisons aujourd’hui et aux interventions critiques qu’elles suscitent.  

1842 – 1843 ➤ Ada Lovelace + la machine analytique

Ce que de nombreuses personnes considèrent comme le premier programme informatique publié a été écrit par Ada Lovelace, un siècle avant l’avènement de l’ordinateur moderne. En 1842, elle a en effet traduit un article sur la machine analytique de Charles Babbage, en y ajoutant des notes qui développaient la capacité de la machine à être programmée pour des calculs généraux (et non seulement basés sur les nombres), dont un algorithme permettant à la machine de calculer les nombres de Bernoulli qui est souvent décrit comme le premier programme informatique. Si Babbage a imaginé la machine, Lovelace a compris comment réaliser ses fonctionnalités et les mettre par écrit. Elle est aujourd’hui reconnue comme une figure clé des débuts de l’informatique, dont les idées visionnaires étaient en avance de dizaines d’années sur leur temps. Lovelace attribue sa pensée novatrice à son approche de la « science poétique », qui allie la créativité à la beauté des mathématiques pour conceptualiser des possibilités jusqu’alors inimaginables.  

L’ENIAC + les femmes qui l’ont programmé

Au début des années 1940, le premier ordinateur numérique polyvalent, l’Electronic Numerical Integrator and Computer (ENIAC), a été créé pour contribuer à l’effort de guerre. À l’époque, l’informatique complexe reposait sur des travailleurs, généralement des femmes, appelés ordinateurs humains. La programmation n’était pas encore un domaine reconnu, mais était plutôt considérée comme un travail subalterne. Six ordinateurs humains – Kathleen Antonelli, Betty Jean Bartik, Betty Holberton, Marlyn Wescoff Meltzer, Frances Spence et Ruth Teitelbaum – ont été sélectionnés pour « faire fonctionner » l’ENIAC. Ce faisant, elles ont créé de nombreuses techniques de programmation fondamentales et sont considérées comme faisant partie des premiers programmeurs. Malgré cela, les six femmes de l’ENIAC ont été exclues de la couverture médiatique de la démonstration de 1946 qui a dévoilé l’ordinateur au public. Elles ont été effacées de l’histoire de l’informatique jusqu’à ce que, près de 50 ans plus tard, Kathy Kleiman étudie et documente leurs récits dans le cadre de l’ENIAC Programmers Project

Grace Hopper + les langages de programmation

Au début des années 1950, les programmes informatiques étaient constitués d’un code binaire qui devait être réécrit pour chaque nouvelle tâche et chaque nouvelle machine. Grace Hopper, mathématicienne et officière de marine qui a commencé sa carrière en informatique en 1944 en travaillant sur le Harvard MARK I, voulait rendre les ordinateurs plus accessibles aux non-experts. Elle a milité en faveur de langages de programmation basés sur les mots et indépendants de la machine lorsqu’elle a été engagée pour travailler sur l’UNIVAC I, en 1949. Bien que ses idées aient été rejetées, Hopper a persisté et a inventé le compilateur, un éditeur de liens qui traduit les instructions d’un programmeur en code machine. Le compilateur s’est avéré crucial pour la programmation. Hopper a également dirigé les équipes qui ont créé nombre des premiers langages de programmation importants, tels que FLOW-MATIC et COBOL. Le travail d’équipe était essentiel; Hopper a travaillé avec des programmeuses comme Betty Jean Jennings et Jean Sammet, et elles ont jeté ensemble les bases des technologies numériques que nous utilisons aujourd’hui. 

1984 ➤ Le changement de genre des STIM

En raison de la prédominance des « ordinateurs humains » au cours des décennies précédentes, les idées préconçues sur les domaines des STIM n’ont pas toujours ressemblé à ce qu’elles sont aujourd’hui. Le domaine de l’informatique a en fait acquis son stéréotype masculiniste et individualiste dans les années 1980. Lorsque les ordinateurs personnels ont été lancés sur le marché, de nombreuses familles ont décidé de les placer dans la chambre de leurs fils ou de permettre à ceux-ci d’accéder plus facilement à la machine. Cela signifie qu’au moment de s’inscrire à l’université, les jeunes hommes arrivaient dans les programmes d’informatique avec un niveau de connaissances plus élevé que leurs homologues féminines, même si les résultats aux tests de mathématiques et de sciences étaient égaux. Grâce à leur expérience antérieure, les garçons étaient favorisés par leurs professeurs, et l’écart entre les garçons et les filles dans le domaine de l’informatique universitaire a commencé à se creuser. Selon le New York Times, « à partir de 1984, le pourcentage [de femmes] a diminué; en 2010, il avait été réduit de moitié. Seuls 17,6 % des étudiants diplômés des programmes d’informatique et de sciences de l’information étaient des femmes ». 

Anita Borg + Systers

En 1987, l’informaticienne américaine Anita Borg et douze autres femmes travaillant dans le domaine des « systèmes » ont créé la liste de diffusion Systers. Cette communauté offrait aux femmes technologues un espace pour collaborer, aborder leurs expériences sur le lieu de travail et mettre en commun leurs ressources. Fortes de cette expérience d’autonomisation des femmes dans les STIM, Borg et sa collègue, Telle Whitney, ont ensuite mis sur pied la Grace Hopper Celebration, la plus importante conférence pour les femmes travaillant dans le domaine de la technologie. Parmi les intervenantes figurent Joy Buolamwini, Timnit Gebru, Aisha Bowe, Melinda Gates, Serena Williams et bien d’autres. En 1997, Borg a lancé l’Institute for Women and Technology (aujourd’hui l’Anita B.Org), qui continue de soutenir les femmes dans les domaines technologiques depuis le décès de sa fondatrice, en 2003. 

1989 – La tuerie de l’École Polytechnique

Dans un acte de violence dévastateur, le tireur Marc Lépine a assassiné 14 femmes et en a blessé 10 autres à l’École polytechnique de l’Université de Montréal. Cette tragédie illustre les réactions misogynes que suscite la promotion des femmes dans les domaines de l’ingénierie et des technologies. De plus, alors que le sexisme et la misogynie peuvent s’exprimer plus discrètement par l’exclusion et les préjugés à l’égard des femmes, cet événement est un exemple explicite de violence contre les femmes qui, malheureusement, incarne les mêmes préjugés de manière ouverte et indéniablement brutale. Pour les chercheuses travaillant et vivant à Montréal, le 6 décembre – désormais Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes – est un rappel annuel que les réalisations des femmes sont acquises en dépit d’un statu quo souvent violent qui menace de les exclure. 

Nous nous souvenons de Geneviève Bergeron; Hélène Colgan; Nathalie Croteau; Barbara Daigneault; Anne-Marie Edward; Maud Haviernick; Barbara Klucznik-Widajewicz; Maryse Laganière; Maryse Leclair; Anne-Marie Lemay; Sonia Pelletier; Michèle Richard; Annie St-Arneault; Annie Turcotte. 

1980s + 1990s ➤ Judith Milhon et le cyberpunk

Judith « Saint Jude » Milhon est une figure importante pour comprendre l’application contre-culturelle et les progrès de l’informatique. Alors qu’une grande partie de la présente chronologie se concentre sur les événements et les personnages du récit dominant de la technologie, Saint Jude et ses collaborateurs cyberpunk démontrent que l’utilisation de la technologie peut être ludique et incarnée. Les joies et les plaisirs du piratage, le frisson du cybersexe et le pouvoir d’une femme au clavier en sont la preuve. Partisane depuis toujours de la justice sociale et du collectivisme, Saint Jude a apporté à l’informatique des contributions – notamment le projet Community Memory (premier système de babillard entièrement informatisé) – qui prouvent que les approches ascendantes de la technologie peuvent être aussi puissantes, si ce n’est plus, que les approches institutionnelles. 

Fei Fei Li + ImageNet

Alors qu’elle était professeur d’informatique, Fei Fei Li s’est rendu compte que si nombre de ses collègues travaillaient à l’amélioration des algorithmes, ils avaient surtout besoin de données pour faire fonctionner ceux-ci. Elle a donc conçu ImageNet, une base de données numérique destinée à l’apprentissage des logiciels de reconnaissance visuelle des objets. En faisant d’abord appel à des assistants de recherche, puis à Amazon Mechanical Turk, l’équipe de la Pre Li a annoté à la main 14 millions d’images. Ce vaste ensemble de formation à la reconnaissance d’images a permis de créer l’ImageNet Challenge, qui teste la capacité des nouveaux algorithmes à coder les images de l’ensemble ImageNet. La base de données de la Pre Li est aujourd’hui encore la référence dans le domaine élargi de la vision par ordinateur. 

Justice algorithmique + interventions critiques contemporaines en IA

Ce qui avait commencé comme un projet artistique s’est transformé en une recherche cruciale lorsque Joy Buolamwini a découvert que les systèmes de reconnaissance faciale utilisés par de nombreuses entreprises de premier plan dans le monde étaient préjudiciables aux visages des femmes à la peau foncée. Selon ses travaux, ces systèmes de reconnaissance faciale identifient mal le sexe de 35 % des femmes à la peau plus foncée, contre seulement 1 % des hommes à la peau plus claire. En 2018, Buolamwini a cosigné Gender Shades : Intersectional Accuracy Disparities in Commercial Gender Classification avec Timnit Gebru, une autre éminente chercheuse et militante en IA qui a été évincée de Google pour avoir critiqué les pratiques des grandes entreprises technologiques. Avec la création des initiatives Black in AI de Gebru et Algorithmic Justice League de Buolamwini ainsi que d’autres telles que A+ Alliance, Open Data Charter et Women in AI, de nombreux efforts sont déployés pour rendre l’IA équitable pour tous.  

Engagements féministes en matière d’IA générative

Depuis le milieu des années 2010, les systèmes d’IA générative gratuits pour le public ont beaucoup gagné en popularité. Parmi les plus connus, citons DALL-E et ChatGPT d’OpenAI, respectivement des modèles d’image et de langage. Ces modèles, et de nombreux autres similaires, ont permis à l’utilisateur moyen de se familiariser avec l’IA et de générer ses propres créations artistiques et écrites pour une myriade d’usages. Cependant, ces puissants systèmes peuvent causer beaucoup de dégâts – les féministes ont notamment critiqué la façon dont la génération d’images par l’IA perpétue les stéréotypes de genre, ainsi que leur utilisation pour créer des hypertrucages (deepfakes) nuisibles. Face à ces préoccupations, des artistes comme Mimi Onuoha, avec Missing Data, et Caroline Sinders, avec Feminist Data Set, ont posé les questions suivantes : qui est inclus dans les ensembles de données de ces modèles, et qui en est écarté?